VI

 

La sirène

 

Arrivé devant la porte de l’appartement qu’occupait au Louvre, en sa qualité de chambellan du roi, M. le maréchal de Saint-André, l’amiral frappa ; mais la porte, lentement poussée, céda sous son doigt et s’ouvrit sur l’antichambre.

Dans l’antichambre se tenait un valet assez effaré.

– Mon ami, dit l’amiral au valet, M. le maréchal est-il visible, malgré l’heure ?

– Certainement, M. le maréchal le serait toujours pour Son Excellence, répondit le valet ; mais un événement inattendu vient de le forcer de passer chez le roi.

– Un événement inattendu ? dit Condé.

– C’est un événement inattendu qui, nous aussi, nous amène chez lui, dit M. de Coligny, et il est probable que c’est le même. N’est-il pas question d’une pierre qui aurait brisé une de ses fenêtres ?

– Oui, monseigneur, et qui est tombée aux pieds de M. le maréchal au moment où celui-ci passait de son cabinet de travail dans sa chambre à coucher.

– Vous voyez que je connais l’événement, mon ami, et comme, peut-être, je pourrais mettre M. le maréchal sur les traces du coupable, j’aurais désiré conférer avec lui sur ce sujet.

– Si M. l’amiral veut l’attendre, répondit le valet de chambre, et, en l’attendant, passer chez Mlle de Saint-André, M. le maréchal ne tardera pas à rentrer.

– Mais mademoiselle n’est peut-être pas réveillée en ce moment ? demanda le prince de Condé ; et pour rien au monde nous ne voudrions être indiscrets.

– Oh ! monseigneur, dit le valet de chambre qui avait reconnu le prince, Votre Altesse peut être rassurée. Je viens de voir une des femmes de mademoiselle, et elle a dit qu’elle ne se mettrait point au lit tant que son père ne fût rentré et qu’elle ne sût ce que signifiait cette lettre.

– Quelle lettre ? demanda l’amiral.

Le prince le toucha du coude.

– C’est bien simple, dit-il ; la lettre qui, probablement, était attachée à la pierre.

Puis, tout bas à l’amiral :

– C’est une sorte de façon de correspondre que j’ai plus d’une fois employée avec succès, mon cousin.

– Eh bien ! dit l’amiral, nous acceptons votre offre, mon ami ; demandez à Mlle de Saint-André si elle peut nous recevoir, monseigneur le prince de Condé et moi.

Le laquais sortit, et, au bout de quelques secondes, rentra, annonçant aux deux seigneurs que Mlle de Saint-André les attendait.

Alors, précédés du valet, ils s’engagèrent dans le corridor qui conduisait à l’appartement de Mlle de Saint-André.

– Convenez, mon cher prince, dit à demi-voix l’amiral, que vous me faites faire un singulier métier.

– Mon cher cousin, dit Condé, vous connaissez le proverbe : « Il n’y a pas de sot métier », surtout parmi ceux que l’on fait par dévouement.

Le valet annonça Son Altesse monseigneur le prince de Condé et Son Excellence l’amiral Coligny.

Puis on entendit Mlle de Saint-André, qui, de sa voix la plus gracieuse, disait :

– Qu’ils entrent !

Le valet s’effaça, et les deux jeunes seigneurs entrèrent dans l’appartement où se tenait Mlle de Saint-André, et au milieu duquel étincelait ce flambeau à cinq branches, dont le prince, depuis trois mois, apercevait la lumière à travers les vitres et les rideaux de la jeune fille.

C’était un petit boudoir tendu de satin bleu clair, dans lequel Mlle de Saint-André, rose, blanche et blonde, semblait une naïade dans une grotte d’azur.

– Eh ! mon Dieu ! mademoiselle, demanda le prince de Condé comme s’il était trop ému de crainte pour s’arrêter aux compliments ordinaires, que vient-il donc d’arriver à vous ou à M. le maréchal ?

– Ah ! dit Mlle de Saint-André, vous savez déjà l’événement, monsieur ?

– Oui, mademoiselle, reprit le prince ; nous sortions du Louvre, M. l’amiral et moi ; nous étions justement sous vos fenêtres, lorsqu’une pierre est passée en sifflant au-dessus de nos têtes ; en même temps, nous avons entendu un grand bruit de vitres brisées qui nous a effrayés tous deux ; si bien que nous sommes rentrés immédiatement au Louvre et que nous avons pris la liberté de venir nous informer près de vos laquais s’il n’était rien arrivé à M. le maréchal. Le brave homme à qui nous nous sommes adressés nous a dit fort imprudemment que nous pouvions nous informer près de vous-même ; que, malgré l’heure avancée de la nuit, peut-être voudriez-vous bien, en faveur du motif qui nous amenait, nous ouvrir votre porte. M. l’amiral hésitait. L’intérêt que je porte à M. le maréchal et aux autres personnes de sa famille, m’a fait insister, et, ma foi, mademoiselle, indiscrets ou non, nous voilà.

– Vous êtes, en vérité, trop bon, mon prince, croyant qu’il n’y avait que nous de menacés, de vous inquiéter ainsi à cause de nous. Mais ce danger, s’il existe, s’adresse à des têtes plus hautes que les nôtres.

– Que voulez-vous dire, mademoiselle ? demanda vivement l’amiral.

– Cette pierre qui a brisé les vitres était enveloppée d’une lettre presque menaçante adressée au roi. Mon père a ramassé la missive et l’a portée à son adresse.

– Mais, demanda le prince de Condé, par une inspiration subite, a-t-on prévenu le capitaine des gardes ?

– Je l’ignore, monseigneur, répondit Mlle de Saint-André ; mais, en tout cas, si ce n’est pas fait, on devrait bien le faire.

– Sans doute, il n’y a pas une minute à perdre, continua le prince.

Et, se tournant vers Coligny :

– N’est-ce point votre frère Dandelot qui commande cette semaine au Louvre ? demanda Condé.

– Lui-même, mon cher prince, répondit l’amiral saisissant au vol la pensée de Condé ; et, à tout hasard, je vais lui dire moi-même de redoubler de surveillance, de changer le mot de passe, enfin de se tenir sur ses gardes.

– Allez, monsieur l’amiral, s’écria le prince, tout joyeux d’être si bien compris ; et Dieu veuille que vous arriviez à temps !

L’amiral sourit et se retira, laissant le prince de Condé seul avec Mlle de Saint-André.

La jeune fille regarda d’un œil railleur s’éloigner le grave amiral.

Puis, se retournant vers le prince :

– Et qu’on prétende maintenant, dit-elle, que Votre Altesse n’est point attachée au roi comme à son propre frère !

– Mais qui a jamais douté de cet attachement, mademoiselle ? demanda le prince.

– La Cour entière, monseigneur, et moi particulièrement.

– Que la Cour en doute, rien de plus simple, la Cour appartient à M. de Guise, tandis que vous mademoiselle...

– Moi, je ne lui appartiens pas encore ; mais je vais lui appartenir : c’est la différence du présent au futur, monseigneur, rien de plus.

– Ainsi, ce mariage incroyable tient toujours ?

– Plus que jamais, monseigneur.

– Je ne sais pourquoi, dit le prince, mais j’ai, moi, dans la tête, je devrais dire dans le cœur, la secrète pensée qu’il ne se fera jamais.

– En vérité, j’aurais peur, mon prince, si vous n’étiez si mauvais prophète.

– Bon Dieu ! qui donc a ainsi perdu de réputation près de vous ma science astrologique ?

– Vous-même, prince.

– Et comment cela ?

– En me prédisant que je vous aimerais.

– Ai-je prédit cela, vraiment ?

– Oh ! je vois que vous avez oublié le jour de la pêche miraculeuse.

– Pour l’oublier, mademoiselle, il faudrait que j’eusse rompu les mailles du filet où vous m’avez pris ce jour-là.

– Oh ! prince, vous pouvez bien dire le filet où vous vous êtes pris vous-même. Je n’ai jamais, Dieu merci ! tendu aucun filet à votre intention.

– Non ; mais vous m’avez attiré à vous comme ces sirènes dont parle Horace.

– Oh ! dit Mlle de Saint-André, familière avec le latin comme toutes les femmes de cette époque, presque aussi pédantes que galantes, desinit in piscem, dit Horace. Regardez-moi, est-ce que je finis en poisson ?

– Non, et vous n’en êtes que plus dangereuse, puisque vous avez la voix et les yeux des enchanteresses antiques. Vous m’avez, sans le savoir, innocemment peut-être, attiré à vous ; mais j’y suis maintenant, et, je vous le jure, indissolublement enchaîné.

– Si j’ajoutais la moindre foi à vos paroles, je vous plaindrais sincèrement, prince ; car aimer sans retour me paraît la plus cruelle douleur que puisse éprouver un cœur sensible.

– Plaignez-moi donc de toute votre âme, mademoiselle ; car jamais homme aimant davantage n’a été moins aimé que je ne le suis.

– Vous me rendrez au moins cette justice, prince, répondit en souriant Mlle de Saint-André, que je vous ai prévenu à temps.

– Je vous demande pardon, mademoiselle : il était déjà trop tard.

– Et de quelle ère datez-vous la naissance de votre amour ? de l’ère chrétienne ou de l’ère mahométane ?

– De la fête du landi, mademoiselle, de ce jour malheureux ou bienheureux, où, tout encapuchonnée dans votre mante, vous m’êtes apparue les cheveux dénoués par l’orage et serpentant en torsades blondes autour de votre cou de cygne.

– Mais vous m’avez à peine parlé, ce jour-là, prince.

– Probablement vous regardais-je trop, et la vue a-t-elle tué la parole. On ne parle pas non plus aux étoiles : on les regarde, on rêve et l’on espère.

– Mais savez-vous, prince, que voilà une comparaison dont serait jaloux M.Ronsard ?

– Elle vous étonne ?

– Oui ; je ne vous savais pas l’esprit si fort tourné à la poésie.

– Les poètes, mademoiselle, sont les échos de la nature ; la nature chante, et les poètes répètent ses chansons.

– De mieux en mieux, prince, et je vois qu’on vous a calomnié en disant que vous n’avez que de l’esprit ; vous avez, de plus, il me semble, une splendide imagination.

– J’ai dans le cœur votre image, et cette image radieuse illumine jusqu’à mes moindres paroles : n’attribuez donc qu’à vous seule le mérite dont vous me gratifiez.

– Eh bien ! prince, croyez-moi, fermez les yeux, ne regardez point mon image ; c’est ce que je puis vous souhaiter de plus heureux.

Mlle de Saint-André, aussi radieuse de la victoire que M. de Condé était humilié de la défaite, fit alors de son côté un pas vers lui, et, lui tendant la main :

– Tenez, prince, dit-elle, voici comment je traite mes vaincus.

Le prince saisit la main blanche, mais froide, de la jeune fille, et y appuya ardemment ses lèvres.

Dans ce mouvement mal calculé, une larme qui tremblait au coin de la paupière du prince et que la fièvre de l’orgueil avait inutilement tenté de dessécher, tomba sur cette main de marbre, où elle trembla et brilla comme un diamant.

Mlle de Saint-André la sentit et la vit à la fois.

– Ah ! sur ma foi ! je crois que vous pleurez véritablement, prince ! s’écria-t-elle en éclatant de rire.

– C’est une goutte de pluie après un orage, répondit le prince en soupirant ; qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

Mlle de Saint-André fixa un regard de flamme sur le prince, sembla hésiter un instant entre la coquetterie et la pitié ; enfin, sans qu’on pût dire lequel des deux sentiments l’emportait, sous l’influence du mélange de ces deux sentiments peut-être, elle tira de sa poche un fin mouchoir de batiste sans armes, sans initiales, mais tout parfumé de l’odeur qu’elle avait l’habitude de porter, et, le jetant au prince :

– Tenez, monseigneur, dit-elle, si vous étiez sujet par hasard à cette maladie de pleurer, voici un mouchoir pour sécher vos larmes.

Puis, avec un regard qui donnait bien certainement raison à la coquetterie :

– Gardez-le en mémoire d’une ingrate, dit-elle.

Et, légère comme une fée, elle disparut. Le prince, à moitié fou d’amour, reçut le mouchoir dans sa main ; et, comme s’il craignait qu’on ne lui reprît ce précieux cadeau, il s’élança par les escaliers, ne se souvenant plus que la vie du roi était menacée, oubliant que son cousin l’amiral devait venir le prendre chez Mlle de Saint-André, et ne songeant qu’à une chose, c’est-à-dire à baiser amoureusement ce précieux mouchoir.